12. janvier 2004

Les transporteurs routiers se font une concurrence acharnée, souvent au prix de méthodes illégales et au détriment des chauffeurs. Les extraits ci-après du journal de bord de l’un d’entre eux donnent une idée de ce que vivent au quotidien les conducteurs de poids lourds.

Le chargement – six rouleaux de papier – doit être acheminé jusqu’à Alba, dans le Piémont, en Italie. Vu le délai de déchargement, la partie sera serrée. Je pars à 21h00, soit une heure trop tôt, l’interdiction de circuler le week-end prenant fin à 22h00. Mais c’est un risque que je peux prendre, car en Autriche il n’y a quasiment plus de contrôles à cette heure-là, sauf sur l’autoroute de l’Inn et au passage frontière de Suben. (…) Cela fait presque 24 heures que je suis sur la route et la fatigue commence à se faire sentir. Je n’arrive même plus à écrire correctement. L’aire de stationnement est une surface de gravier. Prévue pour 10 à 15 voitures, elle est située à 300 mètres de l’entrée de l’usine. (…) Comme sur tant d’autres parkings d’entreprise, il n’y a pas de WC. Je dois donc faire mes besoins à côté du camion ou sous celui-ci. Bilan: 23 heures ½ passées dans mon véhicule (dont 4 heures de sommeil), 15 heures ¼ de trajet effectif.

Petit ralentissement au péage de Piacenza, avec des contrôles de police. C’est exactement le même topo en France. La police utilise les espaces de dégagement des péages pour contrôler camions et voitures. Je passe entre les gouttes. (…) 13h00: 45 minutes de pause sur une aire de repos. Peut-être vais-je trouver du pain chaud. Prix: 2,5 euros. Du melon comme dessert. J’en donne deux tranches à un routier slovaque accompagné de son fils. La vie est si chère en Europe occidentale pour les chauffeurs des pays de l’Est qu’ils arrivent à peine à s’acheter de quoi manger. Je reprends la route. (…) Je rencontre un chauffeur de semi-remorque frigorifique qui a chargé à Ancône avec un collègue. Il me raconte son long voyage. «Impossible de respecter les pauses obligatoires», me dit-il. «On nous oblige à travailler dans la semi-illégalité. (…) Les donneurs d’ordre se permettent tout et d’importe quoi, et c’est nous, qui n’y sommes pour rien, qui en faisons les frais.» (…) Lors de notre conversation, j’apprends que le collègue en question a écopé d’une amende de 40 euros voici quelques semaines dans le Tyrol – cela faisait 11 heures qu’il était au volant. L’Autriche veut en finir avec les dépassements des heures légales de conduite. Encore plus de stress en perspective pour les chauffeurs… 19h10: grand contrôle de circulation sur l’autoroute, direction Villach. Tous les véhicules sont détournés vers un parking. Je n’y coupe pas, mais suis en règle. 20h15: je me gare au col du Packsattel. Ma journée est terminée. (…) Bilan: 14 heures ½ passées dans mon véhicule, 10 heures ½ de trajet.

(…) A Laakirchen, le délai de déchargement est toujours fixé au lendemain. Mais il n’est souvent pas possible de le tenir en circulant normalement. On est contraint de se mettre dans l’illégalité. (…) En accédant à une aire de repos, je me trouve soudain dans une situation dangereuse qui m’oblige à freiner brusquement pour éviter l’accident. En Italie, les voies d’accès sont souvent trop courtes. Quelques heures plus tard, devant mes yeux, un chauffeur de poids lourd italien évite de justesse un chantier. Comme son véhicule n’a percuté que les cônes de signalisation, il ne prend pas la peine de s’arrêter. (…) Bien que mon temps de trajet soit écoulé, je continue ma route jusqu’au premier lieu de chargement du lendemain, afin de me trouver en bonne position. Je ne le ferais pas en Allemagne, mais ici, en Italie, on n’est pas aussi strict avec les heures de conduite. A 20h20, j’arrive enfin au but, une zone industrielle située au nord de Milan. Je suis épuisé. (…) Bilan: 15 heures passées dans mon véhicule, 12 heures de trajet. (…) A 08h00, je dois absolument aller aux toilettes. Comme il n’y en a pas, je dois me trouver un coin discret dans la végétation. C’est une chose à laquelle tout routier doit s’habituer. Les gens trop douillets ne sont pas fait pour ce métier. (…) Je prends le chemin du retour – je ne vais tout de même pas passer le week-end à Arnoldstein. A 11h00, mon week-end bien mérité commence. (…) Bilan: 28 heures passées dans mon véhicule (dont 3 heures de sommeil), 16 heures de trajet Andreas Reisinger

Le «livre noir» du transport routier

bo. Le journal d’Andreas Reisinger aborde de nombreuses questions brûlantes touchant au transport routier: manipulation des tachygraphes afin d’allonger les journées de travail, contraintes liées à l’arrimage et à la sécurité du chargement, interdictions – problématiques pour les chauffeurs routiers – de rouler aux périodes de vacances, manque d’hygiène sur les aires de stationnement, difficultés de la conduite, fatigue extrême, crainte des contrôles de police… Ces extraits (traduits) sont tirés du livre «Schwarzbuch Strasse», qui vient de paraître. A travers différents articles, il traite des réalités et des mythes du transport routier, des perspectives d’avenir et des possibilités qu’ont les consommatrices et consommateurs d’enrayer l’avalanche des camions.
Enfreindre la loi pour faire baisser les coûts

En enfreignant la loi, et ils ne se gênent pas de le faire, les transporteurs routiers font des économies de coûts de l’ordre de 11 à 17 pour cent. La route est moins chère que le rail parce que les camions roulent surchargés, trop vite et trop longtemps. En Allemagne, l’«Allianz pro Schiene» réclame des amendes plus élevées.

chm. «Il est rentable pour les entreprises de transport de commettre des infractions», s’indigne Norbert Hansen, président de l’«Allianz pro Schiene». Cette association demande donc une «hausse des amendes, pour une concurrence plus loyale et une sécurité accrue». Elle démontre que les transporteurs économisent près de 10 centimes – la moitié du tarif des péages – par kilomètre grâce à des pratiques illégales. Rapporté à un volume transporté de 10’000 tonnes par an, cela représente une somme de 100’000 francs. Pas étonnant que le chemin de fer, avec ses prescriptions de sécurité strictes et ses bonnes conditions salariales, ne puisse rivaliser!

Il existe peu de secteurs d’activité où la législation est aussi systématiquement violée que dans le transport routier: des chauffeurs fatigués et mal formés roulent beaucoup trop longtemps et trop vite. Les véhicules sont souvent surchargés et en mauvais état: freins défectueux, pneus usés, chargement mal arrimé. Ces camions dangereux sont un bon millier à franchir les Alpes suisses chaque jour et plusieurs milliers à sillonner le Plateau, tels des bombes à retardement roulantes. Les poids lourds occasionnent deux fois plus souvent des accidents que les voitures de tourisme. En Allemagne, ils sont à l’origine d’un cinquième des décès survenant sur la route. Un camion contrôlé sur cinq est en infraction, et même un sur deux à certains endroits du réseau routier.

Enfreindre la loi, ça paie!

Pourquoi les transporteurs transgressent-ils avec autant d’aplomb les prescriptions en matière de sécurité et de protection des travailleurs? Réponse de Prognos: parce que c’est rentable! Sur mandat de «Pro Schiene», cet institut a examiné la nature et la fréquence des infractions commises sur différents axes routiers. Résultat: la plupart des poids lourds contrôlés étaient surchargés. La quasi-totalité des chauffeurs roulaient trop vite et se mettaient en route trop tôt le dimanche; dans le trafic de transit, près d’un tiers étaient trop longtemps au volant.

Selon Prognos, les clients économisent ainsi entre 11 et 17 pour cent des coûts de transport:

surcharge (marchandises pondéreuses): jusqu’à 9% de coûts en moins
vitesse trop élevée: jusqu’à 7%
dépassement du temps de conduite: 6%
main-d’œuvre illégale: 10 à 50%!
L’emploi d’une main-d’œuvre illégale est l’infraction la plus rentable, mais aussi la plus dangereuse: de plus en plus de chauffeurs d’Europe de l’Est sont engagés, avec des salaires de misère et des journées de travail interminables.

Dans un secteur où la concurrence est acharnée, les économies illégales «confèrent dans de nombreux cas un avantage déterminant en termes de compétitivité», conclut Prognos. Le rail est la première victime de cette tricherie routière. Dès lors, la principale recommandation des auteurs de l’étude est de faire appliquer la législation. Cela passe par l’intensification des contrôles et le relèvement du montant des amendes à un niveau suffisamment dissuasif. Et là, on est encore loin du compte – en Allemagne comme ailleurs.