Annuellement, 1 million de poids lourds empruntent le tunnel routier du Gothard. Certains acheminent des lames de rasoir de Belgique à Milan. D’autres de la mozzarella d’Angleterre en Italie – oui, vous avez bien lu! Nous sommes un jour de mai.
tob. Le tunnel du Gothard est brièvement fermé à cause d’un véhicule en panne. Les chauffeurs routiers se mettent en attente au centre de contrôle de Ripshausen (UR). Ils patientent dans leur camion ou tuent le temps en bavardant à l’extérieur, entre les 40 tonnes alignés en rangs serrés. «Nous ne savons jamais ce qui nous tombera dessus!», lance un chauffeur allemand, qui garde néanmoins son calme. D’autres s’emportent. Ainsi cet italien: «Ici, on nous fait toujours attendre. En hiver à la moindre chute de neige, en été quand la police fait passer en premier les camions suisses!»
Fleurs, pièces de moteurs…
1ère file: tout au bout se trouve un camion transportant des lames de rasoir, de la mousse à raser et des piles entre la Belgique et Milan. Son chauffeur présente aimablement les bulletins de livraison. Devant lui, un poids lourd néerlandais acheminant des fleurs et plantes d’Aalsmeer à Bergame. Située au sud-est d’Amsterdam, la ville d’Aalsmeer est en Europe un lieu majeur pour la floriculture; elle abrite une gigantesque bourse aux fleurs. Aujourd’hui, plusieurs camions chargés de fleurs et plantes font le trajet entre les Pays-Bas et l’Italie. Ces cargaisons sont réfrigérées. «On me fait attendre alors que je devrais me dépêcher», confie le routier néerlandais, qui semble prendre son mal en patience. Le troisième véhicule de la file a chargé des pièces de moteurs de voiture à Mannheim et se rend près de Côme.
Les chauffeurs demandent combien de temps ils devront attendre. Une heure. La plupart restent impassibles. Le quatrième poids lourd transporte des conteneurs de fret aérien de Francfort jusqu’à la frontière italienne. Le camion suivant, immatriculé en Italie, a chargé à Amsterdam des ordinateurs qu’il doit livrer à Milan. Ces PC n’auraient-ils pas pu être acheminés directement vers un port italien? Le chauffeur répond par un haussement d’épaules. Le prochain véhicule de la file, portant plaques allemandes, convoie des systèmes de chauffage entre Pforzheim et la Lombardie.
Peaux de saucisse, viande d’agneau…
Plus en avant stationne un poids lourd français; son conducteur est jeune. Il conduit à Milan des peaux de saucisse fabriquées industriellement dans une petite localité des Vosges. Ces peaux artificielles remplacent le boyau naturel dans lequel était pressée naguère la chair à saucisse. Le chauffeur est fier de son chargement. Devant lui, un Roumain acheminant de la viande d’agneau de Francfort à Milan. Puis un Italien à qui ont été confiés, à Cologne, du papier et des composants électroniques destinés à l’Italie. Le suivant est un camion sur un camion, une «chaussée roulante sur route» en quelque sorte. «Avec ces deux véhicules, nous avons amené deux camping-cars d’Italie à Ostende, en Belgique, et nous rentrons – mais un seul camion roule», explique son chauffeur. Qui ajoute qu’un deuxième tunnel routier l’arrangerait bien, lui et tous ses collègues.
Dans la même longue file, suivent: un camion luxembourgeois ayant chargé aux Pays-Bas des composants électroniques pour Gênes. Un véhicule allemand roulant à vide depuis Studen (BE) – où il a déchargé des voitures – jusqu’à Florence. «Obtenir un nouveau chargement en Suisse, c’est pratiquement impossible», précise-t-il. Un poids lourd britannique rejoignant Milan, dont le conducteur ne veut rien dire de ce qu’il contient. Tout comme le chauffeur suivant, un Hollandais. Celui-ci craint pour son chargement: l’entreprise qui l’emploie va jusqu’à lui imposer des aires de repos où il est autorisé à faire halte, car jugées à l’abri des vols. Devant lui, un camion polonais ayant chargé huit voitures d’occasion à Zurich pour les acheminer au port de Savone, d’où elles seront expédiées par bateau jusqu’à Cotonou, au Bénin – sans doute destinées au Niger.
Courroies de transmission, fromages…
La colonne continue: un camion allemand ayant livré du contreplaqué dans le canton de Zurich, retourne à vide en Italie. Un Slovène transporte, comme il le dit lui-même, un bric-à-brac d’Angleterre en Italie. Après avoir livré du vin d’Espagne en Suisse, un poids lourd espagnol franchit à vide le Gothard. Russe de naissance, son conducteur se propose de faire l’interprète avec les nombreux chauffeurs d’Europe de l’Est. C’est la première fois qu’il traverse la Suisse. Un camion allemand achemine des Smarts flambant neuves de Hambach, en France, jusque dans les environs de Florence. Un Anglais a pris en charge des courroies de transmission à Newcastle pour les livrer en Italie. Des courroies de transmission? Mais pourquoi diable ne sont-elles pas transportées par chemin de fer? Il ne s’agit pas d’une marchandise périssable!
Un camion allemand transporte des outils automobiles de Bondorf en Italie. Un Roumain a chargé dans le canton de Lucerne de la marchandise «Ottos» pour Milan. Un Italien convoie quatre palettes de riz et d’autres denrées de Schwytz à Bologne. Puis vient un semi-remorque polonais ayant pris en charge de la mozzarella auprès d’une grande centrale de distribution du centre de l’Angleterre, pour lui faire traverser toute l’Europe, via la Manche et les Alpes, jusqu’en Italie. Ce fromage est en permanence réfrigéré à 20 C. Le chauffeur présente les documents d’expédition; pour lui, un transport comme les autres.
Polystyrène, soupes Knorr…
Est-il vraiment nécessaire de transbahuter tout cela par la route à travers les Alpes, au prix d’un million de trajets par année? Bon nombre de ces transports seraient évitables, et la plupart pourraient tout aussi bien se faire par le rail. Mais la file n’est pas terminée: camion néerlandais convoyant un camper en Italie; poids lourd italien ayant chargé du polystyrène en France; véhicule slovaque acheminant des composants pour appareils Xerox; camion luxembourgeois rempli de pompes de chauffage; semi-remorque italo-roumain transportant du sel de Nancy en Italie. Le véhicule suivant a pris possession à Strasbourg de soupes Knorr en sachets d’un demi-litre pour les livrer à Lodi, au sud de Milan. Puis vient une cargaison de granulat de plastique en route d’Allemagne à Varese.
Encore plus de camions transit?
Le Gothard est maintenant rouvert. Les routiers peuvent reprendre la route. Derrière eux, d’autres camions arrivent, chaque minute, chaque heure, chaque jour. Et ils seraient encore plus nombreux si ce massif montagneux ne constituait pas un obstacle naturel à la circulation. Selon les experts, des milliers de poids lourds supplémentaires franchiraient les Alpes suisses si un deuxième tunnel routier était percé à travers le Gothard. Les inconvénients temporaires dus à l’assainissement du tunnel routier ne doivent donc en aucun cas servir de prétexte à la réalisation d’un second tube.